Une rubrique de Philip Zelikow, intitulée « La chute de Kadhafi renouvellera le printemps arabe, » et publiée lundi sur le site Internet du Financial Times, donne un aperçu des objectifs ambitieux poursuivis par Washington et les autres principales puissances impérialistes dans leur soi-disant intervention « humanitaire » en Libye.
Zelikow est un ancien conseiller au Département d’Etat conduit par Condoleezza Rice dans le gouvernement de George H.W. Bush durant la période de l’effondrement du bloc soviétique. C’est un conseiller expérimenté et qui jouit de la confiance de l’establishment politique américain, au point même d’avoir été pressenti pour le poste de directeur exécutif de la Commission d’enquête sur les origines des attentats du 11 septembre. A ce poste, il fut la personne sur qui reposait la responsabilité d'occulter le rôle joué par le gouvernement américain dans les attentats terroristes du 11 septembre.
Proche du Projet pour le nouveau Siècle américain (PNAC) et l’un des auteurs de la doctrine de guerre préventive prônée par Bush, Zelikow a une expérience approfondie, à la fois théorique et pratique, de la poussée de l’impérialisme américain à exercer son hégémonie sur l’ensemble du Moyen-Orient.
Zelikow débute sa rubrique en faisant tomber les arguments de ceux qui sont à la droite du Parti républicain et qui s'opposaient à la guerre en Libye au motif que c'était de l’« interventionnisme libéral. » Il rejette cet argument, disant que ce n’est qu’un simple malentendu « alimenté par une certaine rhétorique, notamment du gouvernement. » La guerre, écrit-il, a été lancée en raison de « l’histoire particulière [de la Libye]et d’une géographie du pays qui ont dûment justifié des calculs pragmatiques de la part des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de bien d’autres pays, selon lesquels il fallait saisir cette occasion pour aider les rebelles à se débarrasser de ce régime tout particulièrement dément. »
En d’autres termes, les principales puissances impérialistes ont reconnu dans les événements en Libye des circonstances leur permettant de « saisir l’occasion » de mener une campagne militaire en faveur d’un changement de régime aux fins d’établir un contrôle rigoureux sur ce pays d’Afrique du Nord riche en pétrole.
Ces circonstances ont été en partie conditionnées par les soulèvements en Tunisie et en Egypte et leur écho au sein de la population libyenne sous la forme de manifestations contre le régime Kadhafi, qui ont été impitoyablement réprimées. Et ces circonstances ont aussi été en partie déterminées par le caractère de la Libye : un pays de moins de 6,5 millions d’habitants, ayant les plus vastes réserves pétrolière du continent africain et disposant d’un long littoral méditerranéen exposé directement à l’Europe méridionale.
Après avoir lutté jusqu’à la fin pour garder au pouvoir les régimes dictatoriaux de Moubarak et de Ben Ali en Egypte et en Tunisie, les impérialistes ont vu l’occasion d'utiliser le soi-disant « printemps arabe » comme alibi pour s’emparer du contrôle de la Libye, alors même qu’ils exploitent, au même titre que les élites dirigeantes locales, l’absence d’une direction révolutionnaire pour rétablir leur domination en Tunisie et en Egypte.
C’est ce qui a donné lieu à la guerre menée soi-disant pour des « raisons humanitaires » et pour « protéger des civils libyens, » des prétextes que Zelikow rejette à juste titre comme n’étant que de la rhétorique.
Comme le fait bien comprendre l’ancien responsable du Conseil de sécurité nationale (NSC) au Département d’Etat, ce processus ne s'arrêtera pas à la Libye. La guerre libyenne, dit-il, « renouvellera une dynamique. » Il poursuit en disant : « Le combat en Syrie, en s’intensifiant lentement, passera davantage encore au premier plan. »
En d’autres termes, ce qui est en jeu ce n’est pas simplement la prise de contrôle d’un pays, ce qui, en soi, est déjà important, mais plutôt le réaménagement d’une région tout entière.
Et qui, selon Zelikow, se trouve à l’avant-garde de ce « printemps arabe » soi-disant démocratisant ?
« Une grande partie de la poussée de la politique du printemps arabe provient actuellement des Etats du Golfe persique, tels l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis (EAU) et le Qatar, » écrit-il. « C’est leur heure. Le gouvernement saoudien joue un rôle crucial dans l'isolement actuel de la Syrie par la diplomatie arabe. Les EAU, avec les Saoudiens, ont trouvé les fonds nécessaires qui ont permis aux dirigeants intérimaires de l'Egypte de ne pas se soumettre aux aides proposées sous conditions par les institutions financières internationales. Le gouvernement qatari a joué un rôle vital dans la révolution libyenne. »
Le « printemps arabe » est « leur heure? » Ces soi-disant champions de la démocratie et de la libération des masses arabes sont un assortiment de monarchies absolues où les opposants risquent d’être torturés, emprisonnés sans procès et même décapités. Ils régentent des sociétés dans lesquelles la vaste majorité de la population sont des travailleurs immigrés opprimés et privés de tout droit et où les femmes sont privées des droits fondamentaux.
Ces croisés en faveur de la « démocratie » en Libye et en Syrie sont bien sûr ces mêmes régimes dictatoriaux qui ont organisé la répression militaire des protestations nationales au Bahreïn qui revendiquaient des droits démocratiques en opposition au règne dictatorial de la dynastie d’Al-Khalifa. Avec le soutien tacite de Washington, une multitude de gens ont été tués, plusieurs centaines ont été interpellés et des milliers ont perdu leur emploi durant la répression continue au Bahreïn.
Proclamer ceci comme l’« heure » de régimes tellement odieux c'est projeter un cauchemar de répression et de régression sociale sur les peuples de l'ensemble du monde arabe.
Zelikow poursuit son éloge aux monarques du Golfe persique, fous de pétrodollars, par un commentaire bizarre. « Je me sentirais mieux, » écrit-il, « si, pour coordonner la stratégie, la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, et ces trois pays organisaient régulièrement des discussions de groupes de travail au niveau des hauts responsables et à un rythme quasi quotidien. Mais peut-être le font-ils. »
Qui Zelikow croit-il tromper ? Non seulement la politique est « coordonnée » à un niveau supérieur, mais les forces spéciales qatari ont collaboré sur le sol libyen avec des agents secrets, des troupes d’opérations spéciales et du personnel militaire « sous contrat » américains, britanniques et français pour organiser et diriger les soi-disant offensives rebelles. Si ces régimes sont maintenant présentés comme l’avant-garde du « printemps arabe » c’est parce qu’ils sont les plus asservis à la politique américaine au Moyen-Orient.
Qu’est-ce que cet initié de la politique étrangère et du renseignement voit comme perspective pour la Libye et le monde arabe en général ? Est-ce que de nouveaux régimes répressifs représentant les anciennes élites dirigeantes apparaîtront – comme il semblerait que cela soit le cas en Egypte ou en Tunisie ? Est-ce que « des extrémistes islamistes… prendront le contrôle ? » Ou est-ce que « des sociétés plus ouvertes sur le modèle connu à l’Ouest » émergeront ?
Zelikow suggère qu’une alternative « nouvelle et originale » pourrait émerger ; une alternative qui « ne corresponde pas à ces catégories préconçues. »
« Considérons les dilemmes auxquels les nouveaux dirigeants de la Libye seront confrontés au début, » écrit-il. « Leur économie repose essentiellement sur le complexe pétrolier que l’Etat voudra contrôler. Leur politique commencera à partager le pouvoir et les ressources entre plusieurs groupes rivaux comblant le vide laissé par la disparition de la dictature. Les dirigeants seront las des combats et du chaos. Plutôt que de réimposer une nouvelle dictature pour faire entrer tout le monde dans un modèle unique et en payer le prix avec les revenus pétrolier et gaziers, le cours naturel sera de conclure des accords, conférant une plus grande autonomie à diverses communautés et des parts du revenu national. Ce n’est pas inhabituel. Des communautés multi-ethniques dans des pays tels la Libye, l’Irak et la Syrie expérimentent ou expérimenteront des solutions fédérales ou même confédérales. Dans cette partie du monde, c’est le modèle du 'tout Etat', fils décrépit de la décolonisation, qui est en train de s’écrouler. Ce modèle unitaire et étatiste a été le vecteur de tout ce clientélisme et il est en train de faire place à quelque chose de nouveau. »
Ici, ce « quelque chose de nouveau » semble par contre avoir tous les aspects de quelque chose de très vieux ou du moins de quelque chose datant du 19ème ou du début du 20ème siècle. Ce qui est proposé ici ce n’est pas l’épanouissement de l’autonomie démocratique mais plutôt le plus grand redécoupage impérialiste du Moyen-Orient depuis que la Grande-Bretagne et la France ont imposé leur système de mandats coloniaux après la Première Guerre mondiale.
Après avoir supprimé le « modèle unitaire et étatiste, » qualifié par Zelikow de « fils décrépit de la décolonisation, » la voie est libre pour une véritable re-colonisation de la région. Ou, plus exactement, de la plus grande partie de la région. L’on peut difficilement soupçonner Zelikow de proposer la fin du « modèle unitaire et étatiste » en Israël.
Avec l’élimination du « modèle étatiste » dans un pays comme la Libye, l’on se débarrasserait probablement aussi du préoccupant problème du contrôle par l’Etat des ressources pétrolières, permettant ainsi à Exxon-Mobil, BP, Chevron et à d’autres groupes énergétiques de revendiquer la propriété directe des champs pétroliers, de prendre le contrôle de la production et d'évincer des marchés les concurrents en Chine, en Russie et en Inde.
Zelikow conclut en disant: « Les étrangers peuvent contribuer à tout ceci en mettant à disposition des informations, des idées et de l’incitation. Mais les étrangers ne seront pas les décideurs. » Bien sûr que non, tout comme les étrangers de l’OTAN n’ont fait « qu’aider » les « rebelles » en Libye.
Zelilow s'était fait largement connaître dans les cercles de l’establishment américain durant la période de l’effondrement de l’Union soviétique et de la bureaucratie stalinienne en Europe de l’Est. Il était alors conseiller principal pour les questions de sécurité durant la guerre du Golfe persique de 1990-1991. Il s'était fait l'avocat de la politique qui a conduit à l’invasion de l’Irak en 2003, une guerre qui fut rendue possible par la liquidation de l’URSS. A présent, il est en train de proposer que l'on intensifie cette politique de façon significative.
Sa rubrique sur la Libye sert à confirmer que la guerre là-bas n’a rien à voir avec de l’humanitaire ni avec les droits de l’homme mais qu'elle représente l'assujettissement brutal d’un ancien pays colonial. Et c’est un avertissement : La Libye n’est que le début d’une poussée impérialiste visant à réorganiser l’ensemble du Moyen-Orient. Compte tenu des intérêts conflictuels entre les principales puissances impérialistes même, ce processus risque de provoquer des affrontements bien plus sanglants dans un avenir proche.
Article original, WSWS, paru le 24 août 2011
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