mercredi 31 août 2011

« Notre ordre démocratique et libéral est en danger »

Interview de Karl Albrecht Schachtschneider par Jürgen Elsässer du magazine «Compact» au sujet des divers «plans de sauvetage» de l’euro.

Jürgen Elsässer : Vous avez, avec vos collègues économistes, déposé un recours contre la prétendue aide à la Grèce et contre le «plan de sauvetage» temporaire. Dans quelle mesure, à votre avis, la Constitution et la démocratie allemandes sont-elles menacées?

Karl Albrecht Schachtschneider : Il s’agit d’une tentative de sauvetage de l’euro qui, économiquement, n’est pas réalisable. Les sommes dont l’Allemagne s’est engagée à répondre ne peuvent pas être versées. Elles dépassent les possibilités de notre Etat.

Il ne s’agit pas de payements, mais seulement de garanties ?

C’est ce qu’on dit. On prétend qu’il s’agit seulement de garanties. Mais le fonds de sauvetage qui a été créé solidairement par les Etats de la zone euro doit emprunter les sommes mises à la disposition des marchés financiers. Si l’emprunteur, en particulier la Grèce, ne peut pas les rembourser, les garants, dont l’Allemagne est le plus important, vont être obligés de le faire.

Le plan de sauvetage temporaire qu’on a créé jusqu’ici engage la responsabilité de notre pays à hauteur de 123 milliards d’euros; le plan de sauvetage permanent, le Mécanisme de stabilité européen (MSE), qui doit être voté bientôt, représentera un fardeau de 190 milliards d’euros pour l’Allemagne. Maintenant, on envisage de doubler le capital du MES et de le faire passer de 750 à 1500 miliards. La contribution allemande s’élèverait donc à 380 milliards. Cela paraît s’imposer car l’Italie, la troisième économie de l’UE, est dans le collimateur des agences de notation. Il est inimaginable que l’Allemagne puisse tenir ces engagements. 190 milliards d’euros représentent presque deux tiers du budget fédéral.

Ne faut-il pas être solidaire des Grecs ?

L’argent ne profitera pas aux Grecs. On le fera parvenir aux créanciers de la Grèce, aux grandes banques, aux assurances, aux fonds. De même qu’aujourd’hui les Grecs doivent sacrifier une partie de leur salaire pour payer la dette, demain, on nous obligera, nous autres Allemands, à nous porter garants du fonds de sauvetage avec notre capital. C’est ce que les marchés financiers imposent aux Etats et aux peuples. Notre démocratie, notre Etat de droit et notre Etat social vont être ruinés.

Dans quelle mesure ?

Les divers plans de sauvetage de l’euro ne sont absolument pas légitimes d’un point de vue démocratique. Bien sûr, le Bundestag les a votés, mais au mépris du Traité de l’UE et de la Constitution allemande. C’est pourquoi nous avons déposé notre recours: le Bundestag a le droit de représenter le peuple, mais seulement dans le cadre de la Loi fondamentale, notre Constitution. Mais avec le vote des plans de sauvetage, le Parlement a violé la Constitution de plusieurs manières. Pensez à la protection de la propriété: les biens des citoyens sont anéantis quand plus de la moitié du budget de l’Etat et donc des recettes fiscales, sont «données en gage». L’Etat va se procurer des moyens financiers aux dépens des biens et des salaires des citoyens et en réduisant les dépenses sociales au détriment des pauvres. Les recettes de l’Etat ne sont pas prévues pour financer des Etats étrangers. Le principe fondamental d’un budget national est le financement de la nation.

Les partisans de ce procédé disent que, dans les périodes de crise, comme celle que nous traversons actuellement, il faut prendre des mesures exceptionnelles.

Nécessité fait loi, c’est l’argument du gouvernement fédéral et du Bundestag. Ils s’appuient sur un article du Traité de Lisbonne qui permet l’«assistance financière» d’un Etat membre en cas de catastrophe naturelle ou de quelque chose de semblable. Cet article peut être aussi appliqué en cas d’épidémie, d’accidents nucléaires et d’actes de terrorisme, mais jamais en cas de surendettement d’un Etat parce que celui-ci a longtemps vécu au-dessus de ses moyens. Du reste, seule l’UE a le droit d’assistance, non les Etats membres individuellement. Ce qu’on appelle ici catastrophe naturelle, c’est la crise de l’euro, le danger d’insolvabilité de certaines banques, etc. L’euro ne compte pas parmi les biens à protéger prévus par notre Constitution. La monnaie est un instrument de politique financière très important mais sans plus. Ainsi l’Allemagne a abandonné le deutschmark, sa monnaie nationale, sans crise constitutionnelle. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a rejeté notre recours contre l’introduction de l’euro en 1998 avec l’argument, notamment, que le droit de propriété des citoyens n’était pas en danger car l’euro était protégé par un principe de stabilité rigoureux. Entre-temps il s’est avéré qu’il n’en était pas ainsi. La communauté de stabilité est devenue une communauté de responsabilité.

On fait de l’euro le bien le plus important de la Constitution et ce faisant on détruit les principes fondamentaux de la Constitution. Prenez le principe de l’Etat social. Nous vivons de facto le contraire: son démantèlement. Pour sauvegarder l’euro, les citoyens doivent faire des sacrifices intolérables, surtout les plus démunis: on diminue les salaires et les revenus ainsi que les retraites et les pensions. D’après nos calculs, les Allemands ont perdu, depuis l’introduction de l’euro, 50% du pouvoir d’achat qu’ils auraient eu sans l’euro. Si nous avions encore le deutschmark, nos salaires et revenus auraient augmenté de 50% en valeur réelle, surtout parce que les importations auraient été moins chères à cause de la réévaluation. Les exportations n’en auraient pas souffert. Elles n’ont jamais souffert en période de réévaluation du deutschmark.

Chaque année, l’Allemagne sacrifie, à cause de l’euro, environ 10% de son PIB sur le dos de la population. Mais ceux qui gouvernent s’en accommodent parce qu’ils veulent créer un grand Etat européen et dissoudre les Etats nations, surtout l’Allemagne. Quand, comme c’est prévu, l’UE aura intégré la Turquie et les Etats d’Afrique du Nord, y compris Israël, le nombre de ses habitants s’élèvera à un milliard. On cherche ainsi à jouer les grandes puissances, à côté des Etats-Unis et de la Chine. Mais avant tout, cette population composée de sujets impuissants n’aura aucune cohésion.

Le philosophe Jürgen Habermas critique aussi les déficits de démocratie de l’UE. Mais autrement que vous, il veut y remédier en revalorisant le Parlement européen, afin qu’il y ait un vrai législatif qui mettrait un frein à l’exécutif, la Commission européenne qui n’est pas élue.

Je doute fort qu’on puisse qualifier M. Habermas de philosophe. Il est sociologue. Je ne connais aucune phrase de lui qu’il ait développée lui-même bien que j’aie lu et souvent cité une grande partie de ses écrits. Sa théorie du discours, il l’a puisée dans Apel; et c’est Kant qui a donné la première impulsion dans la «Critique de la raison pure». En tout cas, M. Habermas n’est pas un démocrate. Il aspire à un nouvel ordre mondial, sans peuples, à une société mondiale dénationalisée. Le Parlement européen ne peut pas être démocratique uniquement en raison de l’importance de l’UE. Il n’existe pas un peuple européen qui pourrait être le sujet d’une démocratie européenne. Le droit électoral n’est pas égalitaire. Les Luxembourgeois ont besoin de 10% de votes de moins que les Allemands pour obtenir un siège au Parlement. M. Habermas ne veut pas admettre l’existence de peuples et se livre à des arguties sur la société civile en tant que sujet politique. Or celle-ci, pour lui, n’est pas identique à l’ensemble des citoyens mais est composée de ceux qui participent de manière suffisamment influente au discours politique, donc des politiques autoproclamés. C’est une dédémocratisation qui repose sur l’égalité dans la liberté de tous les citoyens. Seules les petites entités, c’est-à-dire, en Europe, les nations, peuvent être démocratiques.

Si, sous le diktat de la politique d’austérité, la Grèce devient ingouvernable, pourrait-il y avoir, sur la base du Traité de Lisbonne, une intervention armée de l’UE ?

Les forces d’intervention de la police et de la gendarmerie de l’UE sont prêtes. Elles vont réprimer chaque soulèvement. L’interdiction de tuer a été supprimée par le Traité de Lisbonne. On va tirer sur les insurgés, de la même façon qu’en Libye et en Syrie aujourd’hui. L’UE se prépare à imposer la centralisation politique par la force.

Mais Bruxelles ne peut pas envahir la Grèce sans l’accord du gouvernement grec ?

Selon les traités de l’UE il faut l’accord du gouvernement concerné. Mais il est facile à obtenir. Depuis longtemps, le gouvernement grec ne représente plus le peuple grec. S’il n’arrive plus à s’appuyer sur sa propre police et sa propre armée, il ira chercher les troupes de l’UE.

L’UE deviendra-t-elle une dictature? Sombrera-t-elle dans le chaos ?

L’un est le levier de l’autre. L’effondrement économique permettra d’instaurer des régimes dictatoriaux. Nous vivons une crise. Allons-nous déraper vers une dictature ou non ? Depuis longtemps, ce sont de tout petits cercles de personnes qui sont aux commandes. Les leaders des partis politiques se retrouvent au niveau européen, au Conseil des ministres et aux sommets de l’UE. C’est là que les décisions sont prises et les parlements n’osent plus s’opposer. On peut rendre dépendants les rares décideurs. Les lobbyistes y travaillent avec zèle. Nous assistons à la déparlementarisation de fait des décisions et donc à la mise sur la touche des peuples. L’instrument en est l’internationalisation de la politique. On justifie de plus en plus l’accroissement des pouvoirs de l’exécutif européen – qui n’est pas élu – par des contraintes matérielles. Ce ne serait pas possible sans les oligarchies féodales des partis politiques. La faute en revient à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe parce qu’elle défend bec et ongles le monopole au moyen du financement des partis par l’Etat et le système du scrutin proportionnel avec la clause des 5%. Les partis occupent le Parlement et dans les partis s’opère systématiquement une sélection négative, c’est-à-dire que ce sont ceux qui ont le plus mauvais caractère qui parviennent au sommet. Une fois qu’ils siègent au Parlement, le plus souvent pendant de longues législatures, ils s’intéressent moins à l’intérêt général que le citoyen moyen. Qu’on se souvienne de l’émission de «Panorama» avant le vote du Traité constitutionnel quand on a posé à sept députés huit questions simples sur le texte. Il n’a été répondu correctement à aucune des 56 questions!

Vous craignez la création d’un Etat central possédant les pleins pouvoirs absolus. N’observe-t-on pas aussi le contraire, c’est-à-dire que les Etats nations mènent leur propre politique sans se soucier des institutions de l’UE ? La France n’a-t-elle pas commencé de son propre chef la guerre en Libye ? Le Danemark n’a-t-il pas réintroduit les contrôles douaniers? Autrement dit: la centralisation redoutée ne va-t-elle pas échouer à cause de la pagaille ?

C’est bien possible. Seulement l’Allemagne est toujours en retrait. Elle ne définit plus ses propres intérêts. La France, au contraire, est très sûre d’elle. Dans l’UE, rien ne se fait contre la France. Paris cherche notre soutien uniquement parce qu’il veut tirer profit de notre force économique pour son propre pouvoir.

Il semble que l’Allemand moyen n’ait pas l’impression que nous nous dirigions vers une dictature. Ne vient-on pas d’arracher la sortie du nucléaire, par la base, par un mouvement des masses ?

Moi aussi je suis d’avis qu’on ne peut pas justifier le nucléaire car la sécurité n’est pas garantie. Mais je me demande si la sortie n’entraînera pas d’autres affaiblissements de l’économie allemande et c’est ce que cherchent certaines forces: affaiblir l’Allemagne pour imposer l’Etat autoritaire européen.

S’il y a danger pour la démocratie, chaque citoyen a le droit à la résistance; c’est ce que stipule l’article 20-4 de la Loi fondamentale. Le moment est-il venu ?

Certainement. C’était mon argument, début juillet, devant la Cour constitutionnelle: notre ordre démocratique et libéral est en danger. Les opérations de sauvetage de la Grèce et de l’euro ont ruiné les principes fondamentaux de notre ordre démocratique, tels la garantie de la propriété, le principe de l’Etat social et celui de l’Etat de droit. Les institutions démocratiques sont privées de leurs pouvoirs, il n’y a plus de séparation des pouvoirs.

Vous songez à la position forte de la Commission européenne qui n’exécute pas seulement les lois, mais les formule elle-même à la place du Parlement ?

Pas seulement. Il s’agit aussi de la Cour européenne de justice qui peut, au moyen d’arrêts de référence, définir avec une grande efficacité le droit de l’UE pour tous les Etats membres bien qu’elle ait aussi peu de légitimité démocratique que la Commission européenne. De toute facon, cet ordre politique n’a plus rien à voir depuis longtemps avec notre ordre démocratique et libéral et c’est pourquoi chaque citoyen, selon la Loi fondamentale, a le droit de résistance. Je n’appelle pas au combat avec des kalachnikovs, cela ne servirait à rien. Je propose des manifestations, l’abstention aux élections et le choix de partis libéraux. Ce processus est déjà en cours dans les pays qui nous entourent, cela finira par gagner l’Allemagne.

Première parution dans le magazine « Compact », no 8

Traduction : Horizons & Débats

Sur le même sujet, lire L’UE va-t-elle devenir un « Quatrième Reich » ?
Source : Horizon & Débats

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