mardi 6 septembre 2011

Le nouvel ordre mondial



Selon Yves Lacoste (Professeur émérite à l’Université de Paris VIII, fondateur de l’Institut Français de Géopolitique et de la revue Hérodote), la géopolitique étudie les rivalités des pouvoirs sur les territoires et sur les hommes qui s'y trouvent. A l’aune des changements qui s’opèrent à l’échelle internationale, la vision du monde pour les décideurs est actuellement en mutation et de nouvelles rivalités apparaissent. L’efficacité des actes posés par les décideurs politiques et économiques nécessite pourtant de bien comprendre le positionnement des acteurs clés afin d’agir en conséquence.

Le 14 mai dernier, le journal « L’Echo » publiait une édition spéciale afin de mieux appréhender cette nouvelle vérité: « celle du nouvel ordre qui est en train de se dessiner ». Premier constat, le centre de gravité de l’économie mondiale se déplace vers les marchés émergents. Trois angles d’analyse ont été identifiés afin de décrypter et d’anticiper les évolutions à venir : technologique, énergétique, économique.


Volet technologique

L’émergence des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication a accentué l’effet de levier de communautés qui auparavant intervenaient uniquement sur le web et qui touchent aujourd’hui la sphère politique. Les attaques informatiques peuvent également déstabiliser l’organisation qui en est victime de façon sensible. Parmi les pays prédateurs qui reviennent le plus souvent à la une des médias : la Chine, les Etats-Unis ou l’Iran. Rien d’étonnant quand on sait qu’un sondage réalisé à Shanghai indique que les Chinois préfèrent les hackers aux rock stars… 

A côté de la sécurité informatique, les pays souhaitent également assurer la sécurité des voies commerciales internationales pour ne pas entraver leur développement. La Chine est d’ailleurs en train d’asseoir sa réputation en renforçant ses moyens en matière de renseignement, de commandement et de communication. Les assauts des pirates, non plus informatiques mais maritimes cette fois, sur les navires de commerce au large de la Somalie rappellent les inégalités géographiques en terme de développement économique. 

Tout est de plus en plus interconnecté, l’échange d’information à l’échelle de la planète s’appuie sur des moyens de communication qui dépassent l’échelle terrestre. Tandis que les Etats-Unis semblent accorder moins d’importance à la conquête spatiale, en comparaison avec l’intérêt du grand public et des hommes politiques il y a quelques années, d’autres acteurs semblent vouloir se positionner. 

De son côté, la Chine préfère fonctionner de façon autonome. Elle poursuit trois objectifs clairs : une capsule sur la Lune dès 2013 et un homme en 2020, ainsi que le développement de sa propre station orbitale plutôt que de s’investir dans l’ISS.

Les Russes, avec « Soyouz », ont développé un véritable business model lucratif puisqu’ils s’affichent désormais comme détenteurs des lanceurs et navettes les plus fiables du marché. Enfin, l’Europe et l’Inde sont plus pragmatiques, à la recherche d’objectifs directement utiles comme l’élimination des déchets dans l’espace, la géolocalisation et l’observation de la terre. 

De manière générale, le financement de nouvelles technologies, de programmes informatiques de vidéo, de gestion de données, de surveillance et de sécurité occupent une place de choix, notamment dans les portefeuilles des groupes private equity tels que Carlyle.

On le voit, la frontière entre les mondes réel et virtuel n’apparaît plus de façon évidente. Les plus grands dirigeants de ce monde contribuent parfois à ce phénomène, comme lorsque Barack Obama organise un débat online sur sa politique en direct du quartier général de Facebook. Le soulèvement du peuple arabe incite également les gouvernements du monde entier à accorder une oreille attentive à ce qui se passe sur les réseaux sociaux.

En guise de conclusion, Jeremy Rifkin (Président de la Foundation on Economic Trends) souligne l’impact du coût de l’énergie sur les modes de production et de consommation. Selon lui, de la même manière que les technologies de l’information ont modifié les comportements et les modes d’interaction des individus, les « énergies distribuées » vont s’inspirer de ces mêmes individus dans la production et le partage d’énergie pour parvenir à une plus grande intégration énergétique. 

Volet énergétique

Plus que l’énergie, c’est plus globalement l’accès aux matières premières au sens large qui permet à certains pays d’occuper une place de choix au rang des meilleures économies mondiales. Parmi ces contrées, la Russie et le Moyen-Orient dont on connaît l’impact des conflits sur le cours du pétrole, mais aussi d’autres régions comme l’Australie ou le Groenland.
Dirk Beeuwsaert, directeur général adjoint de GDF Suez, ne partage pas les positions de Jeremy Rifkin en matière d’énergie durable. Il affirme cependant qu’« il est clair que nous devrons être économes de ressources telles que le pétrole et le gaz, non seulement parce qu’elles existent en quantité finies, mais aussi parce qu’elles servent de matière première pour la fabrication d’autres produits. » Il souligne également la marge de progression de régions développées comme l’Europe et les Etats-Unis dans le progrès technologique à ce niveau.

L’impact des nouvelles règlementations en matière d’émissions de CO2 joueront également un rôle, mais peut-être pas aussi important qu’on le souhaite en Europe. En effet, le Japon respectera-t-il ses engagements ? Les Etats-Unis ont pour leur part déjà affirmé privilégier l’emploi et le développement économique plutôt que la protection de l’environnement. Quant à la Chine, l’Inde, le Brésil, ces puissances souhaitent sans doute également continuer leur développement à un rythme soutenu. L’Agence internationale de l’énergie ne manque pas de rappeler l’impact tout relatif des efforts européens en comparaison des émissions de ces acteurs.

En matière de réglementation justement, comme le rappelle Dirk Beeuwsaert, des efforts pourraient par contre être entrepris pour harmoniser les normes et donner une visibilité à long terme aux investisseurs potentiels. L’objectif serait ainsi d’inciter les ménages et les entreprises à investir dans l’isolation des habitations et de nouvelles installations de production d’énergie à plus haut rendement. Une certitude, la demande en énergie ne risque pas de diminuer à l’avenir.

Les sociétés minières sont également confrontées à la raréfaction des ressources naturelles. En conséquence, des régions encore inexplorées sont l’objet de toutes les convoitises. Le Groenland par exemple devient un fournisseur crédible du fait de l’augmentation du coût des matières premières qui lui permettent de devenir compétitif, en dépit des conditions d’extraction parfois extrêmes. D’autre part, et c’est peut-être paradoxal si l’on se réfère à ce qui précède, mais le réchauffement climatique permet d’accéder à certains endroits qui étaient autrefois inaccessibles. 

Autre fait majeur : les progrès technologiques réalisés par les Américains permettent l’exploitation du gaz de schiste (shale gas). Si les défenseurs de l’environnement craignent qu’il s’agisse d’une nouvelle source de pollution planétaire, des puissances comme la Chine ou l’Europe, à la recherche de solutions contre la dépendance énergétique, sont intéressées par ces potentialités.

Selon les premières études sismiques, à côté des ressources des Etats-Unis, des pays comme les Pays-Bas, la France, la Chine, l’Estonie, ou la Pologne pourraient en profiter. Au niveau géopolitique, il est intéressant de noter qu’au-delà de l’aspect sécurité énergétique, l’approvisionnement en gaz de schiste pourrait avoir un effet sur les prix de l’énergie de manière globale. Les Etats-Unis ont d’ailleurs choisi de partager leur savoir-faire technologique avec la Chine, espérant ainsi diminuer la pression de l’Empire du milieu sur la demande de pétrole.

Autre phénomène courant en période de crise, la spéculation. Les pertes enregistrées dans le monde financier sont telles que les spéculateurs se tournent actuellement vers les terres fertiles du monde entier. Les pays en voie de développement sont maintenant la proie des grands acteurs étrangers et de leurs multinationales qui s’approprient leur terre pour des montants dérisoires. 

En effet, ce n’est plus tant les conditions climatiques ou le volume des récoltes qui déterminent le prix que la spéculation sur une pénurie structurelle. Le Kazakhstan, le Cambodge, l’Ethiopie, le Soudan ou le Mali figurent parmi les pays victimes de l’ « accaparement de terres » (land grabbing). Du côté des accapareurs, l’Arabie Saoudite et les Etats du Golfe, le Japon, la Chine, l’Inde, la Corée du Sud ou l’Egypte et la Libye s’arrachent les terres de culture outre-mer. 

Le comble de ce phénomène, c’est que l’investissement dans l’agriculture pour résoudre la crise alimentaire sur place est souvent invoqué par les accapareurs comme justificatif au bénéfice des accaparés… En Afrique, les tensions autour du Nil sont également révélatrices de l’enjeu que représente l’eau. « La naissance en juillet du sud Soudan, ne va pas simplifier la donne. Le nouvel Etat entend fonder son développement économique sur l’agrobusiness et ambitionne de devenir le grenier à blé de la région. »

Volet économique

Georges Soros, « l’homme qui a fait sauter la banque d’Angleterre », pense que la sortie de la crise économique actuelle dépendra de la cohabitation entre les marchés et les pouvoirs publics. D’un côté une volonté de régulation, de l’autre des profits monstrueux. 

La crise de l’euro provoque l’émergence d’une Europe à deux vitesses pendant que les Etats-Unis rencontrent des difficultés pour boucler leur budget. Tous ces éléments seront déterminants pour la reprise économique.

Ces mêmes banques qui ont pignon sur rue en Occident éprouvent les pires difficultés à se développer en Chine. Il est vrai que la régulation ne favorise guère leur essor. Le ratio « loan to deposit » contraint les banques à ne prêter plus qu’un certain pourcentage de leurs dépôts et pour être un acteur de poids dans le retail banking, il faut être du pays, c’est culturel.

Côté européen, on ne cesse de marteler l’importance de placer le focus sur l’innovation et la R&D. A ce titre, Nokia fût pendant de nombreuses années le porte-drapeau de l’industrie technologique européenne. L’avènement des smartphones et le replacement d’Apple parmi les acteurs en vue de ce secteur ont relayé Nokia au second plan. Selon Harri Määtänen, délégué syndical chez Nokia, l’entreprise à perdu le contact avec son marché : le consommateur et ses besoins, en accordant la priorité aux coûts.

Irène Finel-Honigma (Professeur d’économie à la Columbia University, auteur du livre « A cultural History of Finance ») pense que l’encadrement et la réglementation de la rémunération et des profits est une thématique qui réapparaît de façon cyclique dans l’histoire depuis plus de vingt ans. Elle note l’empreinte culturelle et religieuse sur le rapport à l’argent, ce qui pourrait être de nature à compliquer une uniformisation des règles à l’échelle mondiale.

L’intelligence économique en tant qu’outil de la politique économique de l’Etat français a justement pour objectif de mieux appréhender ces nouvelles réalités liées à la course à l’information dans un contexte de concurrence exacerbée. Dernièrement, l’affaire Renault a mis en lumière le besoin de faire de la protection des entreprises françaises une affaire d’Etat.

Dans le secteur automobile, l’ordre mondial change depuis un certains temps déjà et le nouvel ordre apparaît de plus en plus clair pour les spécialistes du secteur. Sergio Marchionne, CEO de Fiat, voit sept champions émerger : un Américain, deux Européens dont un Allemand, un Euro-Japonais, deux Chinois et un Japonais.

Parmi tous ces enjeux, le plus fortement ressenti par la population concerne peut-être l’inversion de la pyramide des âges et son impact sur les pensions (individus et Etats) d’une part, sur les entreprises d’autre part. 

Le bien-être au travail est devenu primordial dans les entreprises pour les travailleurs dont les compétences sont difficilement remplaçables et pour les travailleurs qui doivent continuer de travailler pour assurer leur train de vie en fin de carrière. Tout un programme.

Claude Lepère (I-Cube Management)
Compte Twitter : @leperec
Source : Journal « L’Echo » - 14/05/2011

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