mardi 1 novembre 2011

Les vérités africaines de Jean-Christophe Rufin: Ce que son attaque contre les réseaux «Françafrique» oublie.


L'ambassadeur de France au Sénégal dans son bureau à Dakar en 2008. Reuters/Normand Blouin
Alors qu’il quittait fin juin ses fonctions d’ambassadeur de France à Dakar, Jean-Christophe Rufin a rompu avec la langue de bois diplomatique. Dans uneinterview à la radiosénégalaise RFM, reprise par l’AFP, il a déclaré le 4 juillet que le ministère des affaires étrangères est«complètement marginalisé» sur les questions africaines. Et que Claude Guéant,le secrétaire général de l’Elysée, est «très influent» en la matière.

A la question de savoir s’il jugeait le quai d’Orsay marginalisé, le ministre Bernard Kouchner a répondu :

«Je ne le pense pas une seconde. Qu’il y ait des influences contradictoires, je le sais. Lui aussi et c’est pour ça que je me réjouissais de travailler avec lui».

Malgré ces démentis de rigueur, beaucoup de diplomates qui se plaignent de longue date d’être mis sur la touche se félicitent que Rufin ait rompu avec «l’omerta». Lorsqu’il s’est agi de gérer la transition en Mauritanie, la France a décidé de négocier avec Abdelaziz, le militaire auteur d’un coup d’Etat en 2008 qui a renversé un président élu. Des représentants de la France auraient négocié à Dakar avec les proches du général putschiste, sans même que les diplomates en poste dans cette capitale en soient informés. C’est du moins ce qu’affirment des diplomates furieux d’être ainsi ignorés.

De nombreux dossiers africains font l’objet d’un traitement parallèle. Ainsi lorsque le général putschiste Dadis Camara a décidé de se maintenir au pouvoir en Guinée, il aurait bénéficié des encouragements de «représentants» officieux de la France. Quelques jours seulement avant la répression sanglante des manifestations à Conakry de septembre 2009.

Comme le souligne Jean-Christophe Rufin, le fait que certains des conseillers de l’Elysée soient aussi ceux de chefs d’Etats africains et qu’ils soient très bien rémunérés par ces derniers pose problème. Comment imaginer des conseils désintéressés dès lors que ces hommes de l’ombre ont des obligés des dictateurs qui les font vivre?

La marginalisation du Quai d’Orsay n’est pas une nouveauté

Mais là où Jean-Christophe Rufin force le trait, c’est quand il entonne la rengaine du «c’était mieux avant». La marginalisation du quai d’Orsay sur les affaires africaines n’est en rien une nouveauté. A l’époque du général de Gaulle, le quai d’Orsay n’était guère consulté. C’était là aussi, le tout puissant secrétaire général de l’Elysée, Jacques Foccart, qui gérait les affaires africaines. Qui sont d’ailleurs tout autant françaises qu’africaines puisque l’une des finalités de ces relations a toujours été d’alimenter les caisses des partis politiques.

François Mitterrand ne laissait pas davantage le quai d’Orsay s’occuper de ces questions. Il les gérait bien souvent avec son fils, Jean-Christophe. Le dossier du Rwanda a-t-il été confié au ministère des affaires étrangères? Non, bien évidemment.

A l’époque de Foccart, à en croire Rufin, il aurait été question de défendre avant tout les intérêts de la France. Sans doute. Mais déjà en «ces temps bénis», il s’agissait de ménager les chefs d’Etat qui remplissaient les caisses du parti gaulliste. La France gaullienne a soutenu la sécession biafraise. Un conflit qui a fait de un à trois millions de victimes de 1967 à 1969. Bien plus que de Gaulle, c’étaitFélix Houphouët-Boigny (dirigeant de la Côte d’Ivoire de1960 à 1993) qui voulait cette guerre. Il considérait qu’un trop vaste Nigeria allait faire de l’ombre à la Côte d’Ivoire. Et qu’il était temps de diviser ce pays.

Très influent dans l’Hexagone, Houphouët-Boigny, qui avait été ministre d’Etat en France, a toujours su imposer ses vues à Paris. Et influencer la politique française sur le continent. La France l’a soutenu jusqu’à sa mort en 1993. Et a laissé ses proches imposer Henri Konan Bédié à la tête de l’Etat ivoirien. Un choix qui s’est révélé lourd de conséquences pour la Côte d’Ivoire. Ce pays connaît une crise politique depuis près de vingt ans.


Comme l’expliquait déjà Albert Londres en 1928 dans «Terre d’ébène», la politique africaine de la France a toujours été très influencée par des intérêts particuliers. Jacques Foccart, qu’il ne faudrait pas confondre avec Jeanne d’Arc, était tout sauf un esprit éthéré, habité par la seule grandeur de la France.

La vraie question soulevée parles déclarations de Rufin est celle de savoir à quoi sert un ambassadeur. Doit-on nommer des «hommes libres» à ces postes? Des hommes qui n’ont pas fait toute leur carrière dans le corps diplomatique et pourront rompre avec la langue de bois à tout moment ? Sans aller forcément jusqu’à des déclarations publiques, il est sans doute salutaire d’avoir à l’occasion «des diplomates pas trop diplomates». Parfois, des «représentants de l’Etat» se gardent d’informer Paris sur ce qui se passe réellement dans le pays où ils vivent. Ils risquent de devenir de «super attachées de presse» des présidents africains. Car ils savent que leur carrière va souvent dépendre de leur capacité à se faire apprécier de chefs d’Etat pas toujours recommandables.

Du coup, ils n’informent pas toujours Paris quand la situation commence à déraper. Ainsi la France a longtemps entretenu d’excellentes relations avec Sani Abacha, le dictateur nigérian. Au pouvoir de 1993 à 1998, il avait pris la fâcheuse habitude de faire éliminer physiquement ses adversaires politiques. Pourquoi était-il en cour à Paris, alors qu’il était devenu indésirable à Londres ou Washington? Entre autres parce que Sani Abacha avait laissé entendre qu’il pourrait transformer le Nigeria, pays de 150 millions d’habitants en une nation…francophone. Mais qui pouvait croire à cette fable? A moins d’être particulièrement mal informé sur ce pays où l’Etat central possède très peu de prise sur ce qui se passe sur ce vaste territoire grand comme deux fois la France. Et où personne ne souhaite abandonner la «langue universelle» pour devenir francophone.

De la Françafrique à l’Afrique-France

Au Rwanda — avant le génocide — et au Zimbabwe, nos diplomates ont longtemps entretenu de très bonnes relations avec les autorités locales. Ont-il toujours averti Paris des «dérapages» à venir ? Rien n’est moins sûr. Pour sa part, Jean Christophe Rufin en poste à Dakar n’a guère été diplomate. Il s’est interrogé ouvertement sur la gestion des deniers publics. Ce qui n’a pas eu l’heur de plaire au président Abdoulaye Wade. Il a aussi posé l’autre question qui fâche: «l’âge du capitaine». Sur RFM, il a qualifié de «curiosité» la candidature de Wade à la présidentielle de 2012. Il aura alors 86 ans. Et Wade a allongé le mandat présidentiel à sept ans.

Quant à la volonté prêtée par la presse au président Wade de laisser sa place à son fils Karim, elle a aussi été commentée par l’ambassadeur prolixe:

«Nous ne pouvons pas accepter des successions dynastiques au sens propre. Maintenant, si effectivement le fils du président se présente et qu’il est élu, c’est autre chose, si la compétition est libre».

Selon le quotidien sénégalais Kotch, ce genre de déclarations – Rufin n’en était pas à son coup d’essai – avait eu un effet radical : le président Wade avait demandé à Paris le départ de Rufin. Ainsi ce quotidien estime que nous sommes passés de la «France Afrique à l’Afrique France». Ce serait les dirigeants africains qui «feraient désormais la politique de Paris sur le continent».

Sans aller jusque-là, il faut se demander jusqu’où Paris doit aller dans ses concessions aux pouvoirs locaux. Le rôle d’un ambassadeur n’est-il pas de mettre en garde contre les risques de dérive politique? Le Sénégal est l’une des «vitrines» politique, économique et culturelle de l’Afrique francophone. Un échec politique de ce pays serait dommageable pour toute l’Afrique de l’ouest, qui a tant besoin de pôles de stabilité. 

Pierre Malet

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