vendredi 22 avril 2011

La crise ivoirienne, une passion camerounaise


Le conflit en Côte d’Ivoire déchaîne les passions au sein de l'opinion publique camerounaise. Elle a aussi permis à l'opposition de s'unir pour dénoncer «l'interventionnisme de la France» et des «velléités de recolonisation».


Une file de motocyclistes au Cameroun, by NataPics via Flickr CC


L’événement a fait grand bruit. Le 5 avril, 1500 conducteurs de motos-taxis – ceux qu’on appelle les «bend-skineurs» - descendent dans la rue à Douala, la capitale économique du Cameroun
Ils brandissent des drapeaux ivoiriens en scandant des messages hostiles à la France et à l’ONU, et clament leur soutien à Laurent Gbagbo, le président sortant ivoirien, qu’ils considèrent comme «victime d’une conspiration internationale».
La manifestation se veut un symbole de la colère des «petites gens» face à l’intervention française et onusienne en Côte d’Ivoire. Mais, elle est rapidement dispersée par les forces de l’ordre.
A cela, s’ajoutent le rassemblement organisé par le Mouvement démocratique pour l’indépendance et la démocratie (Manidem) et «l’Appel de Douala», une pétition lancée par la Convergence des forces démocratiques et progressistes (CFDP) qui regroupe les partis de gauche.
Un comité de soutien à Laurent Gbagbo, «SOS Côte d’Ivoire», comprenant une vingtaine de personnalités de la société civile, s’est même créé pendant la bataille d’Abidjan, avec comme porte-étendards la journaliste Henriette Ekwé et l’avocat Charles Tchoungang. Et depuis la présidentielle de novembre 2010, la crise ivoirienne fait les choux gras de la presse privée.
Des éditorialistes et chroniqueurs affichent clairement leur soutien à l’ancien président ivoirien et les chaînes de radio et de télévision multiplient les débats entre les responsables de l’opposition.
Sous les chaumières et dans les marchés, tout le monde au Cameroun ne parle que de ce qui se passe chez les Ivoiriens, pourtant à 1.500 km à l’ouest.



«Non à la guerre de recolonisation de l’Afrique francophone»

Le Cameroun semble le pays où l’opinion publique a le plus ostensiblement pris fait et cause pour la crise ivoirienne et affiché son soutien à Laurent Gbagbo. Les propos sont plutôt durs et les positions très tranchées.
«Nous avons cru revivre ce que nous avons connu ici entre 1955 et 1971 pendant les luttes nationalistes et la répression du maquis qui s’en est suivie», fait savoir Pierre Abanda Kpama, le président du Manidem. Il poursuit sans ambages: «Je pense que la France est engagée dans une guerre de recolonisation de l’Afrique francophone.»
Ces déclarations qui ne souffrent d’aucune ambiguïté, résument le sentiment anti-français qui s’est emparé de nombreuses personnes au Cameroun. «Le seul crime de Laurent Gbagbo est d’avoir osé s’opposer à la scandaleuse tentative de recolonisation de la Côte d’Ivoire», affirment par exemple les signataires de l’ «Appel de Douala ».
Une vague sur laquelle surfe également Calixthe Beyala, romancière française d’origine camerounaise. Après l’arrestation de Laurent Gbagbo, elle a déclaré lors d’une conférence à l’Université de Yaoundé:
«Même si on n’emploie pas le terme, je pense qu’on est en train d’être recolonisés. La démocratie doit-elle être imposée par les uns et les autres? L’Homme africain devrait penser à créer une démocratie proprement africaine.»
Même son de cloche pour Richard Keuko, écrivain et galeriste d’art basé à Douala. Pour lui, «la démocratie telle qu’elle a été imposée en Afrique a montré ses limites» avec ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. «C’est le début d’un changement dont on ne mesure pas l’ampleur.»
Dans tous les cas, le fait que la France, ancienne puissance coloniale, ait pris position pour Alassane Ouattara a provoqué l’hostilité d’une bonne frange de l’opinion au Cameroun.
Joshua Osih, vice-président du Social Democratic Front (SDF), fait savoir que:
«Les positions partiales, condescendantes et impératives de l’ONU et surtout de la France attisent les rancœurs, heurtent brutalement le sentiment souverainiste des Africains et ne sont pas de nature à aider à une solution pacifique à cette crise.»
Ce sentiment, n’est cependant pas partagé par tout le monde. Pour le politologue Stéphane Akoa, chercheur à la Fondation Paul Ango Ela (FPAE) à Yaoundé:
«C’est toujours plus simple de considérer que nos problèmes viennent d’ailleurs. La Côte d’Ivoire et les Africains souffrent de leurs propres turpitudes.»
Il considère que la priorité est plutôt de trouver le moyen d’en guérir. Il va même plus loin, en affirmant que le déferlement de passions qu’a provoqué la crise ivoirienne au Cameroun cache simplement «l’incapacité des Camerounais à dépasser le cap de la colère et de l’exaspération quant à leurs conditions de vie».
Des propos que Suzanne Kalla-Lobé, journaliste bien connue au Cameroun, tient à nuancer: «La Côte d’Ivoire ne nous engage à rien d’autre qu’à parler. Et on parle.» Avant d’ajouter que la crise ivoirienne «doit faire réfléchir à tout ce qui nous a été servi jusqu’ici».

Un inconscient collectif entre Ivoiriens et Camerounais

Un petit coup d’œil sur le rétroviseur permet de comprendre d’où part le sentiment anti-français de certains Camerounais, ravivé par la crise en Côte d’Ivoire.
Ces deux pays africains partagent en effet une histoire commune, qui commence avec le Rassemblement démocratique africain (RDA), une fédération de partis politiques africains fondée en 1946 par Félix Houphouët-Boigny, le père de l'indépendance ivoirienne, et dont a fait partie l’Union des populations du Cameroun (UPC), le premier parti nationaliste camerounais. L’UPC et le RDA étaient engagés dans une lutte sans merci pour la décolonisation de l’Afrique noire.
Plus tard, il y a eu la fascination des Camerounais vis-à-vis de ce que l’on appelé «le miracle économique ivoirien» jusqu’à la fin des années 70. Une fascination qui a rapidement tourné à la rivalité puisque le Cameroun, s’est considéré, à son tour, comme un modèle de développement économique et un exemple de stabilité dans la sous-région d’Afrique centrale.
Cette rivalité latente se poursuit d’ailleurs aujourd’hui sur le terrain sportif, avec les deux totems du football que sont Samuel Eto’o et Didier Drogba.
Elle s’observe aussi au travers de l’éternelle «bagarre» entre le «Mapouka», le «Coupé-décalé» ou le «Zouglou dance» ivoiriens et le «Makossa», rythme traditionnel camerounais dont les tubes ont été repris par nombre de chanteurs sur les bords de la lagune Ebrié à Abidjan.
Sans compter tous les «Camers» qui sont allés s’y installer. Selon le ministère camerounais des Relations Extérieures, près de 6.000 Camerounais résident en Côte d’Ivoire. Parmi les plus célèbres, la romancière et dramaturge Were Were Liking, la fondatrice du Ki-Yi Mbock Théâtre à Abidjan.
«Toutes ces passerelles ont formé une sorte de conscience diffuse entre Camerounais et Ivoiriens, estime Suzanne Kalla-Lobé. Ce qui fait que lorsqu’une telle crise survient, les passions se déchaînent.»
Mais au-delà des liens entre les deux pays, la raison de l’intérêt des Camerounais pour la situation en Côte d’Ivoire est liée au fait que les deux protagonistes véhiculent des concepts qui interpellent et fascinent tous les Africains.
«Gbagbo brandit l’étendard du patriotisme et du panafricanisme, pendant que Ouattara incarne une image de bonne gouvernance et de gestionnaire exemplaire», estime le politologue Stéphane Akoa. Les deux leviers dont les Camerounais semblent avoir fortement besoin aujourd’hui.
Raoul Mbog

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