lundi 19 septembre 2011

« Les dictateurs ont détourné 200 milliards de dollars dans les paradis fiscaux »

Par Agnès Rousseaux (15 septembre 2011)
Alors que les mallettes de la Françafrique défraient la chronique, une autre affaire revient dans l’actualité : les « Biens mal acquis », un système d’évasion fiscale installé par les dictateurs africains et mis en lumière par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). Le résultat du procès, suite à la plainte en diffamation de l’un des dictateurs mis en cause, sera connu ce 16 septembre. Entretien avec Guy Aurenche, président du CCFD, qui revient également sur les bouleversements de la solidarité Nord-Sud à l’heure des crises de la dette.

Photo : CC by-nc-nd Pierre Alonso
39 propriétés luxueuses pour l’ex-président Gabonais Omar Bongo, 24 propriétés et 112 comptes bancaires pour Denis Sassou Nguesso, président du Congo-Brazzaville, 2 logements luxueux pour le président de la Guinée équatoriale. C’est le patrimoine acquis en France, d’après les estimations policières, par ces chefs d’État. Des biens qu’ils auraient achetés avec de l’argent public, selon cet inventaire des « biens mal acquis » mené dans le cadre d’une l’instruction judiciaire, à la suite de la plainte de Transparency International France. Un des éléments déclencheurs de cette enquête : le rapport Biens mal acquis, à qui profite le crime ?, publié par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) en 2007 puis 2009.

Dans ce rapport, l’ONG pointe les « agissements » d’une trentaine de chefs d’État. Parmi eux, le président de la Guinée équatoriale, Teodoro Obiang Nguema, dont la famille posséderait entre 500 et 700 millions de dollars, provenant du « détournement de la rente pétrolière ». Le clan Obiang aurait notamment « blanchi, entre 2000 et 2003, environ 26,5 millions de dollars en achats immobiliers » [1].

Seul le président de la Guinée équatoriale a décidé de poursuivre le CCFD en diffamation. L’audience a eu lieu en juin, le délibéré sera rendu le 16 septembre. En ce qui concerne la bataille judiciaire initiée par Transparency International pour « recel de détournements de fonds publics », rien n’est joué : le parquet de Paris – qui dépend hiérarchiquement du ministère de la Justice – vient de refuser d’élargir l’enquête aux acquisitions postérieures à 2008.

Le président de la Guinée équatoriale, Teodoro Obiang Nguema, attaque le CCFD pour diffamation, à la suite de la publication du rapport sur les Biens mal acquis. Que répondez-vous à cette accusation ?

Guy Aurenche : Lorsque nous écrivons dans un rapport que le président de la Guinée équatoriale est un dictateur, un voleur et un blanchisseur d’argent, celui–ci estime que c’est méchant, diffamatoire, et que ce n’est pas juste. Notre intention était de pointer ce qui ne va pas. Donc je suis plutôt content qu’il réagisse. Il aurait pu nous ouvrir ses comptes en banque pour que l’on puisse observer ce qui se passe effectivement. Il a choisi la voie judiciaire. Résultat, pendant dix heures, au mois de juin, j’étais sur le banc des accusés au tribunal correctionnel de Paris… Mais cela va obliger la justice française à se positionner sur les limites de la liberté d’expression : qu’est-ce qu’une association militante comme le CCFD peut dire aujourd’hui à l’encontre d’un chef d’État et de sa famille, en ce qui concerne sa gestion politique ? Je souhaite que la justice française dise aux associations militantes, si elles travaillent avec sérieux et s’expriment sans hargne : « Vous avez raison de vous exprimer sur le sujet, c’est votre liberté, même si c’est parfois avec des exagérations, ou même peut-être avec des erreurs. » Donc je vis péniblement cette plainte pour diffamation, parce qu’on a autre chose à faire que d’aller au tribunal. J’ai aussi le sentiment que c’est la rançon du succès. Que des chefs d’État ou des dictateurs se sentent mal lorsqu’ils sont accusés, c’est une bonne chose.

Les avocats du Président Nguema vous reprochent un « mépris colonial ». Une ONG française comme le CCFD a-t-elle la légitimité d’intervenir sur ce dossier des Biens mal acquis ?

N’importe qui est légitime à intervenir, s’il le fait honnêtement. Et le CCFD-Terre solidaire n’est pas n’importe qui. Ce sont 450 organisations partenaires dans 70 pays, dont 250 en Afrique, qui parlent à travers notre ONG. Ce n’est donc pas un regard « occidental ». Et c’est sans doute cela qui a inquiété les chefs d’État concernés : si c’était un groupe d’Américains ou de Français qui les critiquaient, ça ne serait pas si grave. Mais là, c’est une alliance interculturelle, interreligieuse et intergéographique. Cette parole devient beaucoup plus ennuyeuse pour eux. Et cette accusation de néocolonialisme, ce n’est pas sérieux ! Dire – comme cela a été dit – que le CCFD « crachait sur le visage des Africains » est une sottise. Dire que c’est une parole d’Occidentaux, une parole anti-africaine ou néo-impéraliste est un mensonge objectif !

« À qui profite le crime ? » titre votre rapport. Faut-il mener le même combat contre les multinationales qui profitent de certaines situation parfois davantage que des chefs d’État ?

Le point de départ du rapport Bien mal acquis du CCFD, ce ne sont pas les chefs d’État africains. Ce rapport rappelle d’abord la nécessité de la transparence dans les mécanismes financiers. Le développement ou le mal-développement sont liés à cette absence de transparence. Donc aux paradis fiscaux. Qu’est-ce qui nourrit les paradis fiscaux, dont nous, Occidentaux, profitons très largement ? L’argent des biens mal acquis. Cette question est d’abord une accusation de nos propres systèmes financiers occidentaux, avec leur corruption et leurs détournements de fonds. L’essentiel n’est pas de prouver que M. Teodoro Obiang Nguema est un dictateur, mais de montrer qu’il peut mettre son argent dans les paradis fiscaux à cause de ce système financier. Et si on fermait les paradis fiscaux ? Et si on obligeait les paradis fiscaux à publier l’origine de l’argent stocké ? Et si on faisait la même chose avec les multinationales ? Il ne s’agit pas d’interdire le travail des multinationales, mais de leur dire : « Publiez ce que vous gagnez. » Vous gagnez de l’argent avec l’extraction de pétrole, ou de diamant ou de bois, dans telle région du monde ? Publiez les milliards de bénéfices que vous faites, publiez les impôts que vous payez localement ! Les paradis fiscaux permettent l’évasion de sommes considérables. Ils permettent à une multinationale qui travaille dans un pays, souvent sous couvert de sociétés locales, de ne rien déclarer. Nous ne voulons plus de cette situation. Oui à l’activité industrielle et au développement des ressources, mais dans la transparence. Sinon, cela se fait sur le dos des peuples les plus pauvres.

Certaines sommes détournées sont notamment utilisées par ces chefs d’État pour l’achat de biens immobiliers en France. L’État français doit-il intervenir et saisir ces biens immobiliers ?

Dans le cas de la plainte déposée par des associations françaises [pour « recel de détournements de fonds publics », ndlr] contre trois chefs d’État, du Gabon, du Congo-Brazzaville et de la Guinée équatoriale, il ne s’agit pas d’abord de demander la restitution de tel bien immobilier. Nous voulons déjà qu’ils nous disent à qui appartiennent ces biens. Sont-ils à eux, chefs d’État, à travers une société civile immobilière ? Combien les ont-ils achetés ? D’où vient l’argent ? S’ils ne peuvent pas le justifier, si leurs salaires de chefs d’État ne permettent pas d’acheter un hôtel particulier avenue Foch à Paris ou un château en Sologne, si la justice française conclut qu’il y a eu détournement, l’argent doit être restitué.

Restituer des sommes détournées par les puissants, n’est-ce pas utopique ?

Aujourd’hui, nous arrivons à faire restituer 10 % des sommes détournées. C’est important, déjà, pour le symbole. Mais il faut que les mécanismes de restitution fonctionnent mieux. Il y a des lois à faire respecter. Pour cela, il faut que les chefs d’État soient obligés de dire combien ils gagnent. Il faut que les banques ouvrent leurs comptes, et que les paradis fiscaux jouent le jeu de la transparence. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), avec 50 milliards de dollars, on réglerait une partie du problème de la malnutrition dans le monde. Les sommes détournées par les dictateurs du Sud dans les paradis fiscaux sont de l’ordre de 200 milliards de dollars. C’est une question de justice mais aussi d’efficacité, au regard du développement des peuples.

Depuis cinquante ans, le CCFD agit dans le champ de la solidarité internationale. Certains pays du « Sud » sont plus solides économiquement aujourd’hui que des pays du Nord, qui subissent maintenant les plans d’austérité du FMI. Cela change-t-il la manière d’aborder la question des solidarités Nord-Sud ?

Parler des relations Nord-Sud en termes de développement et de mal-développement est aujourd’hui totalement faux. La question du mal-développement traverse le Nord et le Sud. Il y a partout des ultrariches et des ultrapauvres, même si ce n’est pas dans les mêmes proportions. Deuxième constat : nous pensions que les pays « émergents », qui ont connu la souffrance, les conséquences du colonialisme, allaient se comporter de manière plus éthique sur la scène internationale, en particulier dans le domaine financier et concernant l’impunité de ceux qui trichent. Qu’ils seraient à la pointe du combat pour la restitution des sommes détournées, pour la poursuite des chefs d’État qui trafiquent ou tuent leur peuple. Dans ce combat, il y a des ONG brésiliennes, quelques nouvelles ONG chinoises. Mais les autorités politiques, au Brésil ou en Inde, ne sont pas spécialement à la pointe de ce combat. Ce manque de combativité des pays émergents est une vraie déception. Troisième constat : on assiste à des alliances Sud-Sud. Le CCFD est très fier d’y contribuer, en travaillant par exemple dans la région des Grands Lacs africains, au Rwanda, au Burundi, au Congo Kinshasa. C’est la grande nouveauté : l’argent ne vas pas forcément du Nord vers le Sud. Cela a vraiment changé en vingt-cinq ans.


Photo : CC Truthout

Avec la crise économique, les gens sont-ils encore réceptifs à l’idée de solidarité Nord – Sud ?

Les crises que vivent les sociétés du Nord – financière, économique, sociale et de sens – provoquent forcément un repli sur soi : « Tu me parleras du Congo ou de la Birmanie le jour où j’aurai réglé le problème de chômage de mes enfants. » C’est pourquoi nous parlons de la solidarité internationale de manière différente qu’il y a trente ans. On disait alors que c’était de notre « devoir », nous qui étions en situation de prospérité relative, d’accompagner, de suivre, d’aider le « Sud ». Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Notre « devoir », c’est aussi de permettre à notre voisin de s’en sortir, de permettre à nos enfants de trouver leur place dans la société… Que devient la solidarité internationale ? Elle reste essentielle sur le plan de l’éthique, car si on vit complètement renfermé sur soi-même, on risque de rater sa vie. Et sur le plan intellectuel, c’est une sottise, car pour régler le problème de mon voisin, les problèmes rencontrées par ma famille, dans ma communauté, dans mon parti, dans mon usine, je suis obligé de réfléchir mondialement. Un ensemble de décisions prises à Brasilia, à Bombay, à Pékin ou à New York vont avoir une influence sur les solutions possibles pour le travail ou pour la protection de l’écologie en France. Si on se replie, on est mort. C’est difficile à faire comprendre : plus on s’intéresse à la solidarité internationale, plus on a de chances de régler les problèmes en France. C’est une grande nouveauté. On est moins sur le terrain d’une éthique généreuse, on est sur le terrain d’une responsabilité concernant ce qui se passe chez nous et dans le monde, qui ne peut se régler qu’avec une attention et une pratique de la solidarité internationales.

Vous vous battez pour un audit de la dette de certains pays du Sud. Le CCFD pourrait-il être amené à demander un audit ou l’annulation de la dette de la Grèce, qui subit la spéculation bancaire et les plans de rigueur du FMI ?

Nous ne sommes pas encore sur les mêmes logiques, même s’il y a en Grèce de vraies souffrances, liées à la crise économique. Je ne suis pas sûr que le CCFD entreprendrait pour l’instant ce type d’action par rapport à la dette grecque. Et je ne sais pas ce qu’il fera dans dix ou quinze ans. Mais il est intéressant de démonter les mécanismes qui ont abouti au drame grec : des mécanismes banquiers, de sur-emprunt, que nous connaissons très bien avec les pays du Sud. La réponse va sans doute obéir à des logiques différentes, parce que la Grèce fait partie de l’Europe, qui va devoir réagir aussi pour elle-même, mais les analyses, le positionnement politique, la remise en cause du système financier mondial sont les mêmes.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

Soure : centpapiers

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire