L’État libyen a été bombardé puis envahi sur le fondement de trois résolutions successives : la première adoptée par les États du Golfe (Qatar le premier), la deuxième par la Ligue arabe (grâce à la majorité détenue par les États du Golfe, et contre la volonté des États arabes africains, l’Egypte, la Tunisie et la Libye n’ayant pas été en situation de voter sur une résolution rejetée par l’Algérie, et l’Union africaine s’étant opposée à l’opération), la troisième, de justesse, par le Conseil de sécurité des Nations Unies (Chine, Russie, Allemagne, Brésil et Inde – soit les représentants de 3 milliards de personnes, contre un demi-milliard pour la « majorité » – n’ayant pas voté en faveur du texte). Le motif allégué de ces décisions est le « constat » que Kadhafi aurait décidé de réprimer des manifestations pacifiques en les bombardant (10 000 morts, dont 3 000 à Tripoli), et qu’il aurait eu recours, pour ce faire, à des mercenaires. La télévision du Qatar, Al Jazeera, a lancé cette « rumeur », reprise en boucle par les médias du monde entier.
Les expatriés européens présents en Libye, pourtant, n’avaient pas entendu les bombardements de civils. Les satellites russes n’ont pas perçu les avions sur les villes. Les enquêtes d’Amnesty et d’autres organisations indépendantes ont depuis confirmé, sans contredit, que ces bombardements n’ont jamais eu lieu. S’agissant des « mercenaires » de Kadhafi, on sait aujourd’hui qu’il s’agissait simplement de libyens de couleur (il y en a des milliers), et on a vu avec horreur que les « rebelles » (les « manifestants pacifiques » ?) ont massacré tous les « noirs » qui sont passés à portée de leurs kalachnikovs.
Les russes confirment également que Kadhafi avait des armes (ils les lui ont vendues) permettant effectivement d’écraser la « révolte » ; il a choisi de ne pas les utiliser. Après plus de 40 ans de pouvoir, il ne présentait aucune menace humanitaire pour son « propre peuple » (« its own people », suivant la formule choisie par la propagande de guerre) en général, et à Benghazi en particulier. Fondé sur un mensonge, le bombardement de la Libye n’était pas destiné à sauver des vies. Il en a éteint par milliers.
La résolution du Conseil de sécurité qui est censée avoir autorisé la guerre contre la Libye prononçait un cessez-le-feu (c’est sur sa base qu’on l’a ouvert), maintenait un embargo sur les armes, permettait une zone d’exclusion aérienne pour protéger les populations, et interdisait toute intervention au sol. Sur ce « fondement », la France et le Qatar (au moins) ont armé les rebelles. L’OTAN a soutenu l’entreprise armée dirigée contre le gouvernement (en violation du cessez le feu et en provoquant des milliers de morts), et le sol libyen pullule de troupes étrangères. L’opération à laquelle on a assisté était donc une agression non autorisée par le Conseil de sécurité. L’opération qui avait été autorisée, elle, n’a jamais été mise en œuvre, ce dont on ne peut être surpris puisqu’elle répondait à un objectif humanitaire fictif.
Malgré l’armement des « rebelles » et le bombardement massif du pays, les résultats sur le terrain ont été un désastre : six mois de massacres inutiles. La population locale ayant clairement rejeté le CNT (« rebelles ») et l’OTAN, l’intervention a tourné à l’escalade guerrière et à la catastrophe humanitaire. Les milliers de morts et les dizaines de milliers de réfugiés qu’on s’était inventés sont désormais réels : c’est nous qui l’avons massacré, « son propre peuple ». Au bout de six mois d’échec, après avoir bombardé les villes et les infrastructures civiles du pays, l’OTAN et le Qatar ont lancé une opération d’agression militaire de grande envergure à l’encontre de la capitale, Tripoli. Elle s’est soldée par un carnage, des annonces triomphalistes (y compris la fausse capture de deux fils de Kadhafi, Saïf Al-Islam et Mohammed, et le meurtre imaginaire de leur frère Khamis, donné pour mort quatre fois depuis février dernier), et un résultat inexistant sur le terrain : ni l’OTAN, ni le CNT ne contrôlent la Libye à ce jour. Pour ajouter le sordide au tragique, on a vu les « leaders » de l’« intervention humanitaire » de l’OTAN commencer à discuter du partage du pétrole libyen dès le 23 août. Mais si le spectacle ignoble du partage du butin pétrolier sous les décombres et les cadavres de l’« intervention humanitaire » démasque les nouveaux « French doctors », il montre aussi l’impréparation derrière cette hâte pathétique car les « rebelles », à force de se rapprocher jour après jour de Tripoli, puis de son centre, sont aujourd’hui à mille lieues de contrôler le pays.
L’échec de l’intervention libyenne pèsera sur l’histoire de la France, et sur les valeurs qu’elle est censée incarner. Les faits ont confirmé que le CNT est un assemblage hétéroclite dominé par des islamistes proches d’Al-Qaïda et des éléments parmi les plus réactionnaires de l’ancien apparat kadhafiste. Il est incapable de gouverner la Libye et, même à l’Est (en Cyrénaïque), il ne contrôle pas les tribus. L’oppression des femmes (isolées par une palissade en plein Benghazi !) et la disparition des services publics ont été ses seules réalisations en six mois de « pouvoir ». A supposer même, ce qui est de plus en plus invraisemblable, que le système politique incarné par Kadhafi (assurant la gestion du pays par un équilibre intertribal) finisse un jour proche par être vaincu, le CNT n’est pas en mesure de se faire obéir par les tribus et de contrôler le pays : l’improbable défaite de Kadhafi se solderait elle-même par un échec.
Plus profondément, la défaite de l’OTAN en Libye est une défaite morale et politique de la France, et du modèle « démocratique » occidental. Elle a confirmé, après la folie irakienne, que nos « démocraties » peuvent se révéler plus totalitaires (avec la propagande criminelle publique sur les bombardements de manifestants par Kadhafi, après celle sur les armes de destruction massive en Irak) et plus guerrières (avec l’agression d’un pays et l’escalade meurtrière devant sa résistance, en Libye comme en Irak) que les dictatures.
Face à l’emballement irresponsable des événements, avec l’intensification de bombardements inutiles sur les villes libyennes et l’apparition, terriblement dangereuse, de troupes étrangères sur le sol libyen, il est indispensable que nous, les citoyens, refusions clairement d’avoir ce sang sur nos mains. Il est grand temps de crier que nous ne voulons pas cette guerre.
ANALYSE DU JOUR
Libye : l’heure d’un bilan critique25 août
par Carlo Santulli, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Source : affaires-strategiques
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