( slateafrique.com ) Le 15 juin, le gouvernement ivoirien a annoncé la mise en place d'une commission d'enquête sur les violations des droits de l'homme. Des ONG critiquent les dérives observées depuis la chute de Laurent Gbagbo le 11 avril dernier. «Laurent Gbagbo a traîné le charnier de Yopougon comme un boulet à son arrivée au pouvoir, ce sera pire pour Alassane Ouattara!», confiait, il y a deux mois, un défenseur des droits de l'homme.
Petit retour en arrière. Le 26 octobre 2000, Laurent Gbagbo prête serment au palais présidentiel d'Abidjan dans un contexte calamiteux. Au lendemain du premier tour, le dimanche précédent, le général Gueï, à la tête de la junte qui dirige le pays depuis dix mois, a tenté un coup de force en s'autoproclamant vainqueur, alors qu'il a perdu. En réponse, Gbagbo a envoyé des dizaines de milliers de personne dans la rue. Dans le quartier du Plateau, près du palais présidentiel, de centaines de jeunes ont affronté la garde présidentielle, tombant comme des mouches sous les balles des fusils automatiques.
La pression est telle que la gendarmerie puis l'armée commencent à basculer. Mais à son tour, Alassane Ouattara, qui a été exclu de la présidentielle, envoie ses militants dans la rue. S'ensuivent de sanglants affrontements entre ses partisans et ceux de Laurent Gbagbo. Ils continuent, le jeudi 26 octobre dans la matinée, mais se calment après un appel lancé par les chefs religieux. Ces violences auront fait plus de 200 morts. Le soir même, Laurent Gbagbo prête serment comme nouveau président de la République de Côte d'Ivoire. Mais les conditions de sa victoire affaiblissent sa position. De fait, l'opposant historique a certes battu le général Gueï, mais son autre principal rival Alassane Ouattara a été écarté de la course, de même que l'ancien président Konan Bédié, et l'abstention dépasse les 60%.
La découverte du charnier de Yopougon
Le lendemain, ce qui n'est d'abord qu'une rumeur se confirme. Un charnier a été trouvé dans le quartier de Yopougon, à la lisière de la forêt du Banco. Des journalistes se rendent sur place. Ils y découvrent 57 corps entassés. Comment ont-ils été tués? Par des gendarmes voulant se venger d'un des leurs, tué par des militants pro-Ouattara, diront des témoins. «Manipulation du camp Ouattara!», crieront plus tard les partisans de Laurent Gbagbo. Quoi qu'il en soit, le charnier de Yopougon, puis la répression sanglante d'une manifestation du Rassemblement des Républlicains (RDR, le parti de Ouattara) en décembre 2000, entâchent le début de mandat du premier chef de l'Etat socialiste de Côte d'Ivoire. Les organisations de défense des droits de l'homme et les partisans d'Alassane Ouattara ne manqueront jamais de le rappeler.
Onze ans plus tard, Alassane Ouattara est finalement parvenu, malgré les obstacles, à occuper le siège qu'il convoitait depuis plus de 15 ans. Contrairement à son prédécesseur, il peut se targuer de l'avoir emporté lors d'un scrutin internationalement reconnu et dont personne n'a été exclu, même si le sortant Laurent Gbagbo a refusé de quitter le pouvoir en affirmant en être le véritable vainqueur.
Pour autant, ironie de l'histoire, le contexte et les conditions dans lesquelles le nouveau président est arrivé au sommet de l'Etat placent, à son tour, Alassane Ouattara dans la ligne de mire des organisations de défense des droits humains. Cet homme politique qui a toujours professé, la main sur le coeur, son rejet de la violence est arrivé au pouvoir par la force, certes sous couvert d'une résolution des Nations unies très largement interprétée. Certes également, ses alliés, à commencer par le gouvernement français sans l'armée duquel il ne serait pas au pouvoir, font preuve d'indulgence au nom de son «combat pour la démocratie».
Mais pour les défenseurs des droits humains, il n'est pas question de lui accorder un état de grâce. Tout en dénonçant, comme elle l'a toujours fait, les exactions des forces pro-Gbagbo, l'organisation Amnesty International a, dès le mois d'avril puis dans un rapport publié le 25 mai, dénoncé des massacres commis par les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI, pro-Ouattara) fin mars 2011 à Duékoué, dans l'ouest du pays. D'autres tueries avaient déjà eu lieu dans cette région habituée aux conflits politico-ethniques, pour certaines commises par des miliciens favorable à Laurent Gbagbo. Cependant, pour Amnesty, comme pour Human Rights Watch, Alassane Ouattara doit assumer la responsabilité politique des meurtres présumés commis à Duékoué par ses troupes, dans la mesure où il était déjà considéré comme chef de l'Etat et qu'il venait de prendre un décret de création des FRCI.
Un rapport qui accuse les deux camps
Et la pression des défenseurs des droits de l'homme ne s'arrête pas là. Le 2 juin dernier, Human Rights Watch a dénoncé le meurtre de 149 partisans de Laurent Gbagbo à Abidjan, principalement dans le quartier populaire de Yopougon, en estimant que «les représailles déchaînées commises par les forces pro-Ouattara ont déjà entâché sa présidence». Même si, HRW attribue également des meurtres aux miliciens ou mercenaires pro-Gbagbo, elle entend manifestement prendre aux mots un nouveau chef de l'Etat qui promet une justice impartiale, y compris à l'égard de ses propres troupes. «L'espoir d'une nouvelle ère va s'estomper rapidement, à moins que ces horribles exactions contre les groupes pro-Gbagbo ne cessent rapidement», déclarait, il y a quelques jours, Corinne Dufka, chercheuse à Human Rights Watch. Même l'Onuci, la mission des Nations unies en Côte d'Ivoire, jusqu'ici très prudente dans ces critiques contre Alassane Ouattara et les ex-Forces nouvelles, accentue la pression. Sur RFI, le 9 mai, le porte-parole de sa division des droits de l'homme s'est déclaré «particulièrement préoccupé» par la «multiplication» des violences commises par les FRCI dans le sud du pays.
Dans un rapport présenté au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, le 15 juin, une commission d'enquête dépêchée par l'ONU en Côte d'Ivoire tire le même type de conclusions, même si le langage est plus prudent. Les trois enquêteurs estiment, d'emblée, que «le refus du Président Laurent Gbagbo de céder le pouvoir après sa défaite aux élections présidentielles du 28 novembre a précipité la Côte d'Ivoire dans une crise politique sans précédent marquée par des violations graves et massives des droits de l'homme et du droit humanitaire international». Mais le rapport pointe du doigt les deux camps, que ce soit pour les meurtres commis, les viols, l'utilisation de milices et même celle de mercenaires, jusqu'ici essentiellement attribuée au camp Gbagbo. Les enquêteurs demandent, par ailleurs, au gouvernement de faire un sorte «d'assurer que les responsables des violations des droits de l'homme et du droit humanitaire international soient traduits en justice» et que, «dans ce contexte les enquêtes initiées doivent être conduites de manière exhaustive, impartiale et transparente».
Le sort de Gbagbo et ses proches
La situation d'Alassane Ouattara est d'autant plus inconfortable que le pression monte aussi à propos du sort de Laurent Gbagbo et de ses proches, emprisonnés sans procès ni mandat dans le nord du pays. Le 5 juin dernier, dans un communiqué diffusé par un conseiller du président déchu, ses avocats ont estimé leur détention illégale. «Les conseils portent à l'attention de la communauté internationale, le défaut de signification aux concernés du décret d'assignation à résidence», peut-on lire dans ce texte qui dénonce également leur conditions d'emprisonnement. En outre, dans les semaines qui ont suivi l'arrestation de Laurent Gbagbo, plusieurs membres de son entourage ont été pour certains assassinés, pour d'autres malmenés. Beaucoup ont vu leurs maisons pillées et ont fuit le pays. Des journaux qui lui sont favorables ont été saccagés et ont cessé de paraître pendant plusieurs semaines. De nombreux partisans de l'ancien chef de l'Etat vivent cachés de peur de subir des représailles, tandis que des membres des ethnies qui lui sont supposées favorables n'osent plus se rendre dans certains quartiers de la capitale économique ivoirienne.
Pour sa défense, Alassane Ouattara a très tôt, insisté sur le fait qu'il n'y aurait pas d'impunité pour les crimes commis en Côte d'Ivoire, quels qu'ils soient. Il a écrit une lettre à la Cour pénale internationale (CPI) pour signifier qu'il reconnaît sa compétence pour enquêter sur les violations des droits de l'homme dans le pays. Il a, par ailleurs, décidé la création d'une Commission vérité réconciliation, à la tête de laquelle il a nommé l'ancien Premier ministre Charles Konan Banny. Une nomination, à l'évidence politique, qui traduit plus un gage accordé au PDCI de son allié Henri Konan Bédié, qu'un choix lié aux capacités de cet ancien gouverneur de la Banque centrale des Etats d'Afrique de l'Ouest. Les «elders», ce groupe de sages venus rendre visite au nouveau chef de l'Etat ivoirien, ainsi qu'à Laurent Gbagbo, début mai, ne s'y sont pas trompés. «L'une des leçons que nous avons apprises en Afrique du Sud, c'est que la population doit avoir confiance dans le processus de réconciliation et se l'approprier», a précisé alors l'un des membres de la délégation, l'archevêque sud-africain Desmond Tutu, figure de la lutte anti-apartheid qui a dirigé la Commission Vérité Réconciliation dans son pays.
Pour démontrer, une nouvelle fois, sa bonne volonté, le gouvernement d'Alassane Ouattara a décidé, le jour même de la publication du rapport de l'ONU, la création d'une commission d'enquête nationale sur les exactions commises pendant la période post-électorale. Mais le nouveau président ivoirien sait qu'il sera jugé sur sa capacité à faire le ménage dans son propre camp.
Aya Touré
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